Métavers : les prémices, les promesses et les freins.


En Octobre 2021, Mark Zuckerberg présente le métavers comme la prochaine révolution industrielle [1]. Il annonce y investir toute l’énergie de son entreprise avec un budget de 10 milliards de dollars uniquement en 2021. Les recherches Google sur ce sujet explosent [2]. La puissance financière et l’influence sociale de Meta sont si conséquentes qu’il devient incontournable pour les entreprises, les États et les citoyens de s’y intéresser.


Le buzz autour de ce concept nous invite à l’aborder avec précaution ; s’agit-il d’une simple manœuvre marketing ou d’un phénomène mature ? Est-il vraiment inédit ?


Selon notre analyse, le métavers est un concept qui rassemble les évolutions et expérimentations en cours dans le domaine de l’interaction humain/machine, de l’architecture, du divertissement et des technologies. Elles ne l’ont pas exprimé aussi clairement, mais les entreprises telles que Microsoft, Ubisoft, Google, Sony ou encore Epic Games évoluent vers le métavers depuis plusieurs années [3]. Le métavers s’inscrit dans la continuité de l’histoire du numérique, ancré dans la science-fiction [4]. Il marque un changement de paradigme dans notre relation avec le web et apparaît inéluctable.



LES PRÉMICES


Le métavers, aussi connu sous le nom de cyberespace, est apparu dans les romans de science-fiction dès les années 70 – avec le roman Neuromancer de William Gibson, et Snowcrash de Neal Stephenson [4]. Ce concept se définit par des univers virtuels interconnectés, parallèles et entrelacés à notre univers tangible. Chacun de ces univers est une véritable hétérotopie virtuelle [5]. Chacun d’eux est un lieu avec un espace-temps et une culture qui lui sont propres.

Le métavers énoncé par l’entreprise Meta, tourné vers les interactions sociales, n’est pas inédit. Depuis des décennies les jeux vidéo présentent des univers virtuels basés sur les interactions sociales. On peut notamment citer Second life, Habbo, IMVU, et Mamba Nation au début des années 2000. Déjà à l’époque, Second Life avait fait sensation dans les médias et su séduire les investisseurs et les convaincre d’y acheter des terrains virtuels. IBM disposait d’une multitude d’îles sur lesquelles il y organisait des conférences. Aujourd’hui, c’est sur l’univers virtuel The Sandbox que les marques s’arrachent des terrains [6].


IBM CORP © Second Life

Cette plateforme attire les investisseurs grâce à son usage des NFTs, et la présence de marketplace. Cependant, ce n’est pas sur The Sandbox que se trouve la plus grande communauté d’utilisateurs, mais sur Fortnite. Ce jeu a connu ces dernières années une extraordinaire croissance, passant de 125 millions de joueurs en 2018 à 350 millions en 2021 [7]. Bien qu’à l’origine un jeu de survie, Fortnite est aussi un espace social et d’expériences collectives. Aujourd’hui, les participants les plus actifs de cet univers sont principalement la génération Z qui a la particularité d’avoir grandi avec les réseaux sociaux et les jeux vidéo, et d’y avoir développé ses propres codes [8].


Fortnite © Epic Games

Lorsque celle-ci aura intégré la vie active, elle apportera ses usages du numérique, avec bien sûr son portefeuille. Dans l’étude menée par Ifop/Talan sur le métavers, cette génération est la plus avertie sur le concept [9]. L’arrivée d’une génération ayant acquis les codes des univers virtuels contribue à faire ressurgir le concept du métavers.
Cependant ce concept va plus loin que l’expérience sociale et visuelle d’un univers virtuel. Les codes et principes de ces univers seront réinventés pour sortir de leur usage récréatif et investir d’autres champs. Cette transition a déjà été fortement amorcée par le confinement, celui-ci ayant fortement promu l’usage du travail à distance. Les applications de téléconférence deviennent de véritables espaces d’interaction, comme par exemple dans l’application Gather Town.


“Les principes fondamentaux du métavers selon Meta émergent des univers virtuels issus du jeu vidéo.”


Les acquis du jeu vidéo seront déterminants dans la construction du métavers. C’est pourquoi, il est essentiel de bien comprendre les mécaniques déjà appliquées et testées depuis une vingtaine d’années. Les fondateurs de Souffl ont participé à la construction des premiers jeux vidéo depuis les années 90 chez Ubisoft (Splinter Cell, F1 Racing Simulation, Ghost Recon, Rayman, XIII etc…), Mimesis Republic et puis avec Souffl pour le projet Just Dance.


“Via le design des signes et des feedbacks, ainsi que l’étude de synergologie, les personnalités puis les corps des joueurs s’étendent dans un monde virtuel.”

Nicolas Baumgartner, Arnaud Carette et Fabien Fumeron, fondateurs de Souffl.


Avec Nicolas Gaume, ils ont déjà pu travailler sur un projet d’univers virtuel appelé Mamba Nation. C’était un univers 3D temps réel ou chaque utilisateur avait un ou plusieurs avatars ultra expressifs connectés aux réseaux sociaux et dont l’état était évolutif. Par ces expériences, ils ont déjà pu identifier les principes fondamentaux de ces univers virtuels, tels que la téléprésence, l’intuition, la persistance, les espaces-temps et les architectures digitales.


Design des menus – © Nicolas Baumgartner, Splinter Cell 2002

L’évolution vers le métavers semble faisable à mesure que de nouvelles technologies numériques arrivent à maturité [10] ; IA, Cloud computing, Big Data, Cryptographie. Ces technologies sont interdépendantes et fonctionneront en concert. Par exemple, les flux de données liées à l’Internet des objets sont soutenus par les récentes avancées en intelligence artificielle. Associée au Cloud Computing et au Big Data, l’IA traite des données de plus en plus complexes, et ce de plus en plus rapidement. Cette meilleure gestion de l’information fera progresser l’Internet des objets, l’usage des robots autonomes et la modélisation des jumeaux numériques.
Les outils XR (réalité virtuelle, réalité augmentée, réalité mixte) se perfectionnent dans la qualité de leurs expériences. L’adoption de ces technologies dépend fortement de leur qualité et de leur coût.
Toutes ces techniques décloisonnent le numérique de l’écran, pour l’entrelacer au tangible.



LES PROMESSES


Dans le domaine du design d’interaction, le métavers est vu comme la promesse d’un changement de paradigme dans notre relation au numérique.
L’interface s’affranchit de l’écran pour se déployer dans de multiples dimensions ; spatiale, temporelle et sensorielle. Depuis les débuts du design d’interaction, designers, artistes et poètes explorent de nouvelles pistes d’interfaces. Dès 1985, les travaux de Murielle Cooper et ses étudiants présentent des interfaces interactives en trois dimensions. Ses travaux seront ensuite repris par David Smalls avec son projet de visualisation du Talmud [11].


“Les représentations spatiales des univers virtuels permettront une exploration sensible de nos vastes territoires de données en invoquant l’imaginaire.”


Demain, les interfaces vont s’intégrer à la narration des univers virtuels en trois dimensions. Le projet The Uncensored Library sur Minecraft qui indexe les écrits des journalistes censurés à travers le monde, est une bonne illustration de cette transition. Dans cet exemple, l’information est contextualisée en intégrant l’architecture d’un grand palais. Cette présentation spatiale de l’information facilite l’appréhension d’une grande quantité d’éléments. En effet, cette représentation stimule l’imaginaire du spectateur. La métaphore spatiale est un outil mnémotechnique puissant utilisé par les humains depuis des milliers d’années [12,13]. Les représentations spatiales des univers virtuels du métavers appelant à l’imaginaire permettront une exploration sensible de nos vastes territoires des données en invoquant l’imaginaire. Ces représentations compléteront les suggestions faites par nos algorithmes.


The Uncensored Library © Minecraft

Au début des années 2000, Hiroshi Shi développe au Tangible Media Group du MIT Media Lab, des principes de téléprésence appliqués aux objets usuels en dehors de l’écran [14]. Il cherche à s’affranchir du pixel pour créer des liens bidirectionnels du tangible au numérique, et du numérique au tangible. Il donne une forme physique aux informations et rend la matière malléable à l’image du numérique. Une mise en application peut s’observer dans les bureaux de Google qui ont récemment intégré des architectures gonflables et automatiques [15].
Le métavers entrelacera notre réalité tangible avec celle du numérique, le numérique devenant persistant à travers notre monde tangible. Comme l’exprime la vidéo de promotion des Homepods d’Apple (réalisée en 2018 par Spike Jonze en collaboration avec la danseuse FKA Twigs), nous interagirons avec des mouvements plus amples et naturels dans les environnements virtuels qui seront immanents au tangible.


Une des ambitions du métavers est de nous faire relever la tête de nos écrans en créant des transitions fluides entre notre vie tangible et les univers numériques. Les interfaces seront intégrées autour et sur nous, créant des échanges bidirectionnels entre tangible et numérique. Cette vision est largement inspirée par le poème de Richard Brautigan, All Watch Over By Machines Of Loving Grace, qui prélude déjà des interfaces bio-technologiques [16].



LES FREINS


Cette vision du métavers pourrait être retardée si l’interopérabilité des systèmes entre les technologies n’est pas atteinte [17]. Pour cela, il est nécessaire que des standards technologiques et législatifs soient mis en place. Les individus navigueront dans les univers avec un portefeuille numérique conservant leur identité, leurs certificats, leurs informations personnelles, et leurs objets virtuels. Les économies virtuelles, déjà présentes sur les jeux vidéo, seront raccordées à l’économie traditionnelle et intensifiées.

À mesure que les données récoltées sont de plus en plus sensibles, intimes, et les activités plus conséquentes, le besoin de sécurisation et de régulation des pratiques devient primordial. Dans les métavers, la confiance sera clé. Elle sera obtenue par la vérification des informations grâce aux techniques de cryptographie, mais aussi par des législations.


“Chaque monde virtuel aura ses propres règles, à l’origine de designs, comportements et cultures.”


La cryptographie et la sécurisation des informations sont souvent associées à l’univers spéculatif des cryptomonnaies. L’ambition première des cryptomonnaies est de s’affranchir des banques mondiales et des institutions. Cette monétisation a d’ailleurs déjà été amorcée avec l’avènement des populaires et volatiles NFTs.
De plus, de nombreuses questions éthiques restent jusque-là irrésolues, telles que la qualification des agressions, et litiges dans les mondes virtuels, ou l’usage des sciences cognitives dans la conception des interfaces. Ces législations représentent un enjeu tant les univers virtuels traversent les frontières des états. Chaque monde aura ses règles, qui engendreront des designs, des comportements et une culture qui leurs seront propres.

Le métavers est nourrit de deux visions. D’une part, les univers basés sur des systèmes ouverts et organisés par une communauté sur les principes de décentralisation selon les principes de DAO (Decentralized Autonomous Organisation) et de DeFi (Decentralised Finance) comme peut l’être Decentraland (DAO, DeFi) [18]. D’autre part, les mondes fermés construits et contrôlés par une entreprise privée. Le métavers sera composé d’une pluralité d’univers nuancés. Chacun aura sa politique et ses codes. Ils seront à l’image des communautés qui les peuplent.


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Le développement du métavers va se heurter aux questions liées au réchauffement climatique. Ses infrastructures demandent une forte consommation d’énergie ; les calculs en temps réel des interactions entre les individus, l’affichage graphique des univers virtuels, et l’hébergement des données sur des serveurs en sont la source. À cela s’ajoute l’équipement à large échelle des individus de casques de réalité virtuelle, ou autres outils dont l’obsolescence ne tardera pas. La crise de semi-conducteurs a mis dans l’embarras la production d’équipements électroniques. À l’avenir, ce stress risque de s’accentuer alors que les crises géopolitiques perturbent le secteur des métaux rares [19].
Aujourd’hui, le Sénat Français étudie un projet de loi sur la sobriété numérique ; le métavers représente tout l’inverse de cette initiative [20]. Le seul argument timidement mis en avant, notamment par Meta et Microsoft, c’est le distanciel [1]. Le métavers favorise les activités à distance, et de fait limite les déplacements.

L’étude Talan/Ifop à propos du métavers révèle l’intérêt des jeunes pour le numérique, et leurs méconnaissances de ses impacts énergétiques. Face à leur militantisme écologique se crée une tension[9]. La loi sur la sobriété numérique va promouvoir une prise de conscience de la dépense énergétique de nos outils numériques. De nouveaux indicateurs liés à notre consommation énergétique en ligne pourraient alors modifier les comportements. Lorsque les jeunes vont intégrer cet impact environnemental, adhèreront-ils toujours autant au programme du métavers ?


“Le militantisme écologique de jeunes se heurte à leur attrait pour le métavers et crée une tension.”


Le métavers est une nouvelle représentation d’un espace numérique partagé, différent du Web que l’on connaît aujourd’hui. La transition vers ce nouveau paradigme sera graduelle à mesure que les technologies s’intègreront dans notre environnement et que des standards émergeront pour atteindre l’interopérabilité des systèmes.
Il n’y aura plus de frontière entre un environnement numérique et le tangible ; notre réalité sera mixte. Les expériences sensibles et la narration auront une place plus importante dans la mise en scène de l’information. Grâce à cette contextualisation les individus pourront mieux appréhender nos espaces numériques de plus en plus complexes.

Avant d’être un outil marketing, le métavers doit accompagner nos réponses aux problématiques sociales et environnementales. C’est une opportunité pour résoudre les mises en causes d’Internet, notamment, celles provoquées par les réseaux sociaux, comme l’économie de l’attention, la santé mentale, ou encore la solitude. En tant que principal responsable de ces troubles, Meta tente de réhabiliter son image et attirer les investisseurs en se saisissant du concept de métavers. Pourtant si le métavers peut redonner du contrôle aux individus sur des plateformes ouvertes, il peut aussi, à l’inverse, accentuer les mécanismes de pouvoir et d’instrumentalisation des individus. Avec la possibilité d’une collecte massive d’informations par une immersion totale des utilisateurs, la régulation de ces espaces devient déterminante.


Le métavers c’est bien la convergence d’une maturité technologique, culturelle, et sociale. C’est un phénomène culturel de par les expérimentations d’artistes/designers et ses références historiques. Il est social via les usages des jeux vidéo par une large partie de la population. C’est un projet, déjà en cours, qui verra le jour dans un futur proche et c’est pourquoi tous les acteurs de notre société doivent s’y préparer.


Dans les prochains articles, nous étudierons les pistes d’évolutions du métavers. Au contact de scénarios d’usages, nous verrons comment il pourrait s’intégrer dans les domaines de la santé, du sport, de la mobilité et du retail dans un futur proche.



Article écrit par Elise Migraine, Profiler et Analyste chez Souffl. Travail issu du département Prospective de Souffl dirigé par Nicolas Baumgartner.



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Références :


[1] The Metaverse and How We’ll Build It Together, Vidéo, Connect 2021, Meta, 10.28.2022  

[2] Google Trends, metaverse, statistiques 

[3] Thibault Ducray Sami Khalfaoui, Métavers, le futur s’écrit maintenant, Presse, Talan Labs – Zdnet, 02.09.2022

[4] Genevieve Bell, The metaverse is a new word for an old idea, MIT Technology Review, 02.08.2022 

[5] David Van Der Merwe, The Metaverse as Virtual Heterotopia, World Conference on Social Science, Vienne, 02.24.2022  

[6] Elsa Dicharry, Métavers: l’immobilier virtuel fait des premiers pas retentissants, Presse, Presse, Les Echos, 01.11.2022   

[7] Statistiques démographiques du jeu vidéo Fortnite, statistiques, Statista  

[8] Michael Dimock, Defining generations: Where Millennials end and Generation Z begins, Pew Research, 01.17.2019

[9] Talan Ifop, Les Francais et les métavers, sondage, 01. 17.2022 

[10] Brian Caulfield, What is the Metaverse? With NVIDIA Omniverse we can (finally) connect to it do real work, Blog, NVIDIA 

[11]  David L. Small, Rethinking the book, thesis, MIT, 08.01.1999  

[12] Frances Yates, L’art de la mémoire, Livre, Gallimard, 05.20.1987  

[13] Peter Matussek, Inventing Interfaces, Camillo’s Memory Theater and the Renaissance of Human-Computer Interaction, Renaissance Futurities: Science, Art, Invention, 10.05.2022

[14] Cara McGodgan, The MIT Media Lab is waging war on pixels, Presse, Wired, 10.15.2015  

[15] Daisuke Wakabayashi, Google’s Plan for the Future of Work: Privacy Robots and Balloon Walls, Presse, New York Times, 10.07.2021  

[16] Richard Brautigan, All Watched Over By Machines Of Loving Grace, Poem, 1967 

[17] Matthew Ball, The Metaverse: What It Is, Where to Find it, and Who Will Build It, 01.13.2020

[18] Jamie Burke, The Open Metaverse OS, OutlierVentures, 11.2021 

[19] The struggle over chips enters a new phase, The Economist, 01.23.2021

[20] Guillaume Chevrollier, Jean-Michel Houllegatte, Proposition de loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France, Projet de Loi, déposée le 10.20.2021, Sénat Français